Pour Eric44, un autre texte écrit il y a 20 ans, après mon divorce difficile . ( inspiré de faits réels comme on dit, lol )

Instinct de survie.


«  Pouf, voilà, c’est fait ! « Le dépanneur du service des eaux se releva péniblement du sol ;  frotta ses mains boueuses sur sa cote grise.
«  C’est quand même pas possible de voir des choses pareilles ! Piquer un compteur ! Mais qu’est qu’ils peuvent en foutre d’un compteur d’eau !!??? Ah, vivement la retraite, je vous le dis, on en voit des choses, psiiiiiiiiiiii, c’est pas possible que la vie tourne comme ça, je vous le dis ma petite dame…. »

La «  petite dame «   le regardait refermer la lourde trappe en fonte sur le compteur d’eau.
Elle fit machinalement un bisou sur la tempe de son bébé qu’elle tenait contre son cœur.

Elle les avait appelés la veille au soir. Pour leur dire qu’elle n’avait plus d’eau qui coulait aux robinets et que le compteur avait disparu.
Elle accompagna l’homme au portail, caressa sa chienne et rentra se faire un bon thé bien chaud, avec cette eau revenue.

Sa fille déambulait dans la cuisine, passant d’une chaise à  autre puis sur le meuble. 
Elle marchait bien maintenant…

La «  petite dame «   la regardait et repensa aux mois qui venaient de s’écouler : 
Elle avait demandé le divorce au mois d’aout, quand leur médecin généraliste, une femme, lui avait avoué être la maitresse de son mari depuis 2 ans et demi.

Elle venait de cesser l’allaitement et n’avait pas trouvé ça vraiment drôle.

Ca devait être à cause de la fatigue ou des hormones ; elle aurait préféré faire un baby blues classique, genre «  suis-je toujours une femme, et vais-je retrouver ma taille 38 ? «  

Mais non, elle, elle avait eu droit aux remords et confessions de la toubib / maîtresse recevant l’avis de naissance du bébé.
La pièce et sa vie s’étaient écroulées comme ça, assise dans le couloir, avec le combiné du téléphone coincé entre son épaule et l’oreille; et l’autre salope  au bout du fil; qui  lui évoquait sa solitude, ses illusions, sa douleur à elle, comment elle s’était tapé son mari dépressif… » j’ai fait une bêtise « …
Non, tu crois ?
T’as juste foutu ma vie en l’air pauvre conne. 

Sur le moment, elle n’avait pas vraiment réagit, elle s’était juste cramponnée aux murs du couloir qui s’écroulait.

Après, elle s’était ressaisie et avait un peu pourri le quotidien de la toubib, un peu écrit au conseil de l’ordre des médecins, un peu crevé ses pneus, un peu tagué sa façade et chié dans sa boite aux lettre. Un peu. Juste une histoire de principes.

Puis elle était passée à autre chose. Elle avait réussi à virer l’autre salaud.
Mais en général, salaud, ça va avec enfoiré.
 Il doit y avoir un lien génétique, genre portés par le même chromosome, c’est mathématique, statistique,  et donc ce salaud/enfoiré avait cessé de bosser et s’avérait «  dans l’impossibilité financière de contribuer pour moitié aux charges communes du foyer «, en attendant que le divorce soit prononcé.

Donc le foyer s’est vite retrouvé dans la merde.Le foyer, ça voulait dire elle et son bébé, seule.

C’est marrant la merde. Au début, on s’écroule, on pleure, on pense à aller se pendre, mais avec un bébé de 6 mois, faut toujours le tenir d’une main, alors c’est pas pratique pour se pendre.

Après…on s’organise.

On va avec un sac de sport à l’hypermarché du coin, c’est plus discret pour mettre dedans le gros rouleau de papier toilette «  offert «  par le magasin. 
La petite dame était désolée pour les gens qui passaient derrière  elle, mais bon, un rouleau comme ça, ça lui tenait plusieurs mois. Elle devait tout compter comme ça.

Les bûches de bois, elle a vite compris aussi comment ça marchait : celles sur le dessus, faut pas les prendre, elles ont pris l’eau depuis des semaines, elles ne chauffent rien dans la cheminée, elles font juste  un petit bruit à la con en évaporant leur eau : psssssssssssssssss.

Alors faut délicatement les écarter du tas de bois, et aussi faut bien respecter les couleurs :
Quand tu as un tas de bois avec un grand coup de peinture à la bombe sur le côté, ben faut respecter le mec qui s’est embêté un matin à se geler les mains à faire son tag, faut pas taper dedans, ou alors faut taper au milieu du tas, après la marque. 

Sinon, ça fait pas beau, et le propriétaire du tas de bois est furax en arrivant le dimanche d’après ; et dans les semaines suivantes, il stocke son bois ailleurs, à l 'abri des voleurs.

Pour les factures et les crédits : elle avait vite compris aussi le principe du jeu : si tu paies, la partie s’arrête vite pour toi. Et tu ne peux tirer des cartes «  aides financières par les services sociaux «  que si tu possèdes toujours des cartes «  factures à payer «. C'était un jeu con, dont on comprenait vite les astuces.

Elle avait appris à répondre aux huissiers, à la banque qui voulait saisir la maison pour un découvert de 2 000 francs.

Les gens au téléphone étaient en majorité bien gentils partout.

La merde des uns faisait fonctionner toute une économie qui se fondait sur les frais bancaires ou des taux d’intérêt qui passaient de 8 à 23 % si tu allégeais tes mensualités de remboursement. Les gens étaient donc gentils au téléphone, t arrangeaient ta situation et ça leur rapportait des milliers de francs que tu sois dans le caca.

A Noel, elle avait envoyé une carte aux gentils fonctionnaires des impôts, qui lui avaient annulé la saisie sur salaire, et en retour, elle avait reçu les vœux de tout le service, plein de signatures de gens qui n’avaient plus l’habitude qu’on les remercie pour leur humanité. 
Mais elle, c’était cette humanité qui la tenait droite et encore en vie.

L’hiver s’était passé ainsi. Elle avait tenu bon.

Un matin, le soleil était là, dans la cour.

C’était le printemps, ça devait aller mieux, elle avait passé l’hiver, le plus dur, ça ne pouvait qu’aller mieux avec ce soleil...

Elle était sortie dans la cour avec sa puce.

C’est en passant à côté du puits qu’elle avait entendu le petit bruit, presque rien, un léger «  psssssssssssss ».
Elle avait tendu l’oreille : «  pssssssssssssssssss ».

Le puits était à ras bord, une belle eau claire...bizarre.
Mais le bruit venait d’un peu plus loin, de la trappe du compteur d’eau, là, sous la terre.
Une fuite ! 
Le trou rempli de la même eau bien claire ; et au fond, on voyait le mouvement de tourbillon là où le tuyau pété déversait son pognon, doucement…" pssssssssssss "...

Elle avait plongé la main dans cette eau glacée pour fermer l’arrivée d'eau, écopé avec une boite de conserve vide, relevé le chiffre sur le compteur, et cherché sa dernière facture pour évaluer les dégâts.

124 mètres cubes.

A vue de nez : plusieurs années de consommation d’eau.
Là, à ses pieds, dans sa cour, avec ce beau premier soleil de printemps.

Putain, des fois, la VIE manque de goût et gâche sacrement le tableau d'une première journée de printemps !

Elle avait appelé Max, un homme marié qui la trouvait «  jolie et on pourrait se faire un dîner un soir non ? «. Mais c’était la messagerie.

C’est marrant, ça ne passait jamais les mobiles des hommes mariés qui vous trouvent jolie pour dîner ensemble un soir quand on est dans la merde, quand on a le mascara qui coule sur une facture impayable ou une auto en panne, quand on a un gros coup de cafard.
Le mobile est obligatoirement en messagerie et l’homme parti en déplacement pour 72h, juste le temps qu’il vous faut pour vous ressaisir, vous démerder seule, remettre du mascara et vous présenter «  jolie pour aller dîner un soir et vous faire sauter avec le sourire si affinité «.


C’est la nuit suivante qu’elle avait eu l’idée.
124 mètres cubes….

Le lendemain, elle avait pris soin de remplir 3 bidons de 5 litres d’eau, ouvert  la trappe...et dévissé le compteur.

En rentrant du travail, elle l’avait simplement  jeté dans un des containers à ordure du lotissement et avait appelé calmement les services des eaux : «  je n’ai plus rien qui coule aux robinets et le compteur à disparu » 

Une simple histoire d’instinct de survie.

( merci à vous . tout est casi vrai, sauf peut etre les excréments dans la boite aux lettres, mais je ne me rappelle plus bien...je l ai peut etre fait )